83.
Ce matin-là, le vice-président Elliot se trouvait seul dans un quartier chic de New York City. L’air soucieux, il marchait d’un pas de plus en plus rapide au bord de l’East River, juste derrière le bâtiment des Nations unies.
Il y croisa l’habituel défilé : quelques joggeurs emmitouflés courant laborieusement le long de la berge en béton, une femme à l’allure de vieille fille donnant l’impression d’être sur le point de se suicider, une jeune femme mannequin élancée promenant son chien.
Le vice-président des États-Unis n’était entouré d’aucun garde du corps ; il n’y avait pas le moindre agent des services secrets coiffé en brosse en vue. Il n’y avait rien ni personne, pour préserver l’anonymat de Thomas Elliot ou, éventuellement, pour le protéger.
Le vice-président se promenait rarement seul mais, dans l’immédiat, il en éprouvait le besoin. C’était un besoin humain fondamental : être seul, tout simplement. Thomas Elliot avait besoin de réfléchir, de prendre du recul.
Il s’immobilisa, fixant les eaux grises et stagnantes du fleuve. De la fumée s’élevait mollement sur la berge opposée. Il se mit à songer à son enfance. Le nuage de fumée nonchalant lui rappelait ces feux de joie, à l’automne, dans le jardin de la maison de ses parents, dans le Connecticut. Comment ce petit garçon, dont il revoyait le visage, avait-il parcouru tout ce chemin ? Ce chemin qui l’avait mené sans coup férir jusqu’à cet instant capital dans l’histoire des États-Unis ?
Le vice-président Elliot plongea ses mains gantées dans les poches de son pardessus. L’opération Green Band arrivait à son terme. Quelque part dans cette immense ville, le terroriste François Monserrat, la police de New York et le colonel David Hudson et ses hommes se précipitaient à leur rendez-vous avec le destin. Pendant ce temps, s’emboîtant les unes dans les autres, d’autres puissantes forces se mettaient tranquillement en place.
Il se renfrogna. Une péniche glissait sur la surface huileuse du fleuve. Du linge sale était accroché sur une corde et de la fumée s’envolait d’une cheminée cagneuse. Thomas Elliot crut voir une silhouette informe bouger sur le chaland.
Le colonel Hudson s’apprêtait à embrasser sa destinée.
Tout comme lui-même, le vice-président de ce pays.
Dans un avenir très proche, quand se serait dissipé le scandale mettant fin au règne de Justin Kearney – cet homme désenchanté qui n’avait pas réussi à accepter les limites de son pouvoir, cet homme qui allait être contraint de démissionner de ses fonctions, qui serait exilé dans une obscure propriété où il passerait le restant de ses jours à rédiger des mémoires aussitôt censurés –, quand le scandale se serait dissipé, donc, Thomas More Elliot – à l’instar de Lyndon Baines Johnson, vingt ans avant lui, et de Gerald Ford, à peine plus d’une décennie plus tôt – accéderait à la présidence des États-Unis.
Tout dépendait du dernier acte de Green Band.